Mathieu Weill dirige le gestionnaire des « .fr ». Il expose sa vision d’Internet et des régulations.
La gouvernance d’Internet est une matière méconnue. Pourtant, avec le développement exponentiel du réseau, certaines décisions nationales et internationales sur la vie du Net ont des conséquences majeures dans tous les domaines. Les tensions se font de plus en plus fortes. À l’échelle internationale autour du gestionnaire américain, l’Icann, qui conserve tous les pouvoirs. Et au niveau national autour du gouvernement, qui multiplie les tentatives de régulation et de contrôle du réseau.
Rencontre avec Mathieu Weill, directeur général de l’Afnic (Association française pour le nommage Internet en coopération), organisme qui gère l’ensemble des domaines en .fr.
Le Point.fr : Les noms de domaine sont gérés à l’échelle mondiale par l’Icann, un organisme américain lié au département du Commerce. Qu’en pensez-vous ?
Mathieu Weill : L’Icann gère la racine de tous les noms de domaine. Elle élabore aussi les normes et les standards pour les noms de domaine génériques tels que .com, .org ou .net, et cela ne touche pas le .fr. C’est une institution d’une complexité folle ! En septembre 2009, son accord avec le département du Commerce a été revu, et Washington assure désormais que le gouvernement américain associe d’autres acteurs internationaux pour auditer l’Icann à intervalles réguliers et lui imposer des changements.
Certains estiment que la gestion des noms de domaine devrait être confiée à l’ONU…
Je ne suis pas sûr que cela améliorerait quoi que ce soit. Le problème n’est pas là ! Ce qu’il faut, c’est clarifier les objectifs : l’Icann a pris beaucoup de pouvoir parce que personne ne savait où traiter certains problèmes ailleurs qu’au sein de cette organisation.
En 2010, le mot cyberguerre a fait son entrée dans le vocabulaire courant : avez-vous senti un changement ?
Depuis 2007, il y a un vrai buzz autour des cyberguerres. Jusqu’à l’année dernière, les discussions des gouvernements étaient surtout théoriques : « que se passerait-il si… ». Mais, ces derniers mois, nous avons eu de nombreux cas pratiques, de WikiLeaks à l’Égypte en passant par la Tunisie. Aux États-Unis, un projet de loi appelé « Internet Kill Switch » prévoit que le président puisse couper des pans entiers du Net, en cas de cyberattaque par exemple.
Faut-il réinventer Internet ?
Je n’ai aucun espoir que l’on change quoi que ce soit dans la structure. Une évolution possible serait la prise de pouvoir par un groupe sectoriel. Par exemple, par les opérateurs télécoms : ils ont plus d’abonnés à l’Internet mobile qu’à l’Internet classique et peuvent donc modeler l’Internet mobile pour transformer tout Internet. Autre possibilité : des géants comme Facebook, Google ou Baidu pourraient décider d’enfermer l’utilisateur dans un environnement propriétaire. C’est un peu le cas de certains jeunes aujourd’hui, pour qui Internet, c’est Facebook.
Que pensez-vous de l’annonce, par Nicolas Sarkozy, de la création d’un Conseil national du numérique (CNN) ?
Le problème est de savoir si le CNN sera un lieu de débat, ou une force de décision. En ce sens, c’est un peu le même débat que pour le Forum sur la gouvernance d’Internet (FGI) organisé par l’ONU. On le critique beaucoup, mais ce forum a fait progresser le dialogue sur la scène internationale, car auparavant, l’Icann était un sujet tabou. L’évolution du lien entre l’Icann et le département américain du Commerce a été mûrie dans les couloirs du FGI.
La loi Loppsi 2 introduit le filtrage d’Internet par le ministère de l’Intérieur : cela risque-t-il de vous poser des problèmes ?
Nous pouvons craindre des problèmes. La qualité de service se joue à quelques dizaines de millisecondes pour nous, et l’analyse de chaque requête d’internaute pourrait ralentir le réseau. Sur le fond, je pense que ce n’est pas par des mesures techniques qu’on apporte des réponses à la pédopornographie. Malheureusement, je crains que l’article 4 de la Loppsi 2 (sur le filtrage, NDLR) soit étendu à d’autres domaines que la pédophilie. Il y a un vrai problème : il faut que des organismes indépendants puissent contrôler cette liste noire. J’ai toute confiance dans le ministère de l’Intérieur, mais ma confiance serait décuplée si la liste pouvait être contrôlée… Ce qu’il faudrait, peut-être, c’est une liste noire internationale, éditée, par exemple, par le Conseil de l’Europe, du même type que celle des paradis fiscaux.
Quel est votre cauchemar ?
Notre cauchemar, c’est une défaillance de notre réseau, un bug logiciel qui corromprait la liste des noms de domaine en .fr. En plus de perturber les internautes français, cela impacterait réellement l’Internet mondial. Le réseau français est très interconnecté, contrairement aux réseaux tunisien et égyptien, qui peuvent être coupés sans grande conséquence technique pour les internautes à l’extérieur. Vraiment, je préfère ne pas démontrer par l’exemple à quel point l’Afnic est importante !
Quels sont vos liens avec l’État français ?
Nous sommes une association loi 1901, et non pas une autorité comme le pensent de nombreuses personnes. Nous sommes sous contrat avec le ministère chargé du numérique : notre mission est de faire fonctionner le .fr et de gérer tous ses aspects. Par exemple, au second semestre 2011, nous pourrons probablement ouvrir le .fr à l’Union européenne. Des représentants du gouvernement siègent au conseil d’administration de l’Afnic. Demain, Éric Besson peut tout à fait décider de nous retirer la gestion du .fr, car celle-ci est attribuée après un appel à candidatures.
Quel est votre budget, d’où vient l’argent ?
Nous ne recevons aucune subvention de la part de l’État. Nous percevons environ 5 euros par an pour chaque domaine en .fr déposé, sur les 12 euros généralement facturés par les revendeurs. Comme nous gérons environ 2 millions de noms de domaines, le calcul est vite fait : cela nous apporte 10 millions d’euros. Nous avons une soixantaine de salariés, nous dépensons aussi beaucoup d’argent, principalement pour la sécurité, dans notre matériel réseau, notamment pour les datacenters. Enfin, nous menons de nombreuses missions de représentation à l’étranger.
Source: Le Point.fr