Sites à part pour trouver l’âme sœur

N. s’est remariée cet été. Lorsqu’il y a quatre ans, elle avait quitté son mari imam, elle avait commencé par enlever le niqab, le voile intégral, qui l’empêchait de trouver un travail puis, après avoir suivi une formation, elle avait trouvé à s’employer auprès des personnes âgées. Dans le modeste appartement de la cité de banlieue où elle habite avec ses quatre enfants, elle avait rapporté un téléviseur et un ordinateur. C’est grâce à lui que N. a retrouvé un époux.

« C’est terrible de vivre seule et pas seulement d’un point de vue matériel. Je voudrais rencontrer un homme. Pratiquant, mais pas comme j’ai connu… » C’était au printemps. Elle racontait en riant comment elle s’était inscrite sur un site de rencontres réservé aux musulmans, Mektoube.fr – « mon Meetic à moi » –, où elle cherchait chaussure à son pied sans trop y croire : « Soit ils sont déjà mariés – et je suis contre la polygamie, c’est pour ça que j’ai divorcé –, soit ils sont étrangers et veulent des papiers… Mais qui sait, il y aura peut-être un jour un bon candidat ? «  Au mois d’août, N. s’est remariée.

Mektoube.fr, « numéro 1 de la rencontre musulmane et maghrébine ». Le design est moderne, le discours simple : vade retro dragueur impénitent, pilier de bar, ici, tu entres dans la famille !

Politesse, bonne tenue, amour et valeurs de l’islam de rigueur. Une fois inscrit, vous préciserez, comme sur n’importe quel site de rencontres, vos désirs, vos envies… mais aussi votre rapport à la religion : rigoriste, modéré, islam moderne ? Et ça marche : 1,5 million de personnes inscrites sur le site, dont 400 000 membres actifs. Une paille à côté de Meetic – 42 millions d’inscrits en Europe –, mais pas si mal pour un site de niche. Alors, Internet plus efficace que la mosquée comme point de rassemblement d’une communauté ? Intéressant d’aller voir.

Les deux fondateurs de Mektoube.fr ont choisi la tour Pleyel à Saint-Denis, dans la proche banlieue nord de Paris, pour installer leur QG – cinq postes d’ordinateurs et une machine à café dans deux pièces au vingt-deuxième étage. Pas pour la vue mais parce que c’est sécurisé et pas cher.

Laouari Medjebeur et Thomas Nomaksteinsky, ont associé les initiales de leurs prénoms pour créer LT services, la société qui diffuse Mektoube.fr. Ils reçoivent un peu inquiets : « Ce n’est pas un site estampillé islam ou halal. Nous n’avons jamais été orientés religieux. Pas plus qu’on ne se veut haut-parleur ou porte-drapeau de qui que ce soit. Est-ce que chercher des gens de sa communauté, c’est être communautariste ? Mektoube, ce n’est pas du communautarisme, c’est du marketing. Un cadre ne va pas chercher une boulangère ! Je ne voudrais pas ressortir Bourdieu, mais tout de même… « 

Laouari, grand et costaud, BTS d’informatique, a grandi à Meaux avec quatre sœurs : « C’est ma mère qui a trouvé le nom. Elle n’a que ce mot à la bouche : maktoub, ou mektoub, cela veut dire « destin », du genre « Dieu l’a voulu ». Mais le nom de domaine était pris, alors on a rajouté un « e » à la fin : Mektoube. « 

L’histoire de ce drôle de baptême n’est pas qu’anecdotique. Elle traduit bien le mélange de respect de la tradition et de prise de liberté qui caractérise cette nouvelle génération de Maghrébins qui aspirent à la reconnaissance de leurs valeurs et de leurs identités.

Laouari et son copain franco-argentin Thomas sont des enfants de la banlieue et des réseaux sociaux. Ils se sont construits et rencontrés dans des start-up avant de se lancer, il y a quatre ans, sur un double constat : « 1 : sur les sites de rencontres, vous ne trouvez pas la personne que vous cherchez. 2 : ces sites gardent – ou du moins gardaient – une réputation sulfureuse. Alors on a joué la rigueur et le sérieux. On a évité le fantasme de la fille orientale et les clichés : le chameau, le palmier, la chicha ; on a fait de la pédagogie en expliquant à nos inscrits comment rédiger leurs e-mails et on a supprimé les profils fantaisistes avec photo de chien ou de Zidane. Le bouche-à-oreille a fait le reste. »

Le samedi 29 avril 2006 à minuit tapant, dans le petit deux-pièces de Laouari, ils mettent en ligne la première version de Mektoube.fr. « On se demandait ce que cela allait donner, raconte Laouari. C’était étrange toutes ces semaines passées à travailler sur le site et puis, d’un coup, l’épreuve de vérité. On attendait. A 4 heures du matin, on a eu notre premier inscrit – nom de code : Scarface, je m’en souviens encore. On s’est arrêtés à 5 heures… C’est le meilleur investissement qu’on ait fait : depuis quatre ans, le nombre de connexions ne fait que grimper. Aujourd’hui, on a parfois 3 500 personnes connectées en même temps. Il a même fallu stabiliser les serveurs ! »

Alors qu’au départ ils avaient pensé Mektoube comme un site de rencontres maghrébines, nos deux compères se rendent vite compte que parmi les mots de recherche utilisés pour les trouver sur la Toile, « rencontres musulmanes » est l’occurrence la plus fréquente. Qu’à cela ne tienne : va pour musulmane ! « L’image des sites de rencontres a évolué. C’est entré dans les mœurs. En 2006, on avait très peu d’images de femmes sur le site, maintenant il y en a autant que de photos d’hommes… On commence à bien connaître cette communauté et ses comportements. Le but n’est pas de garder une personne le plus longtemps possible sur le site mais de l’amener à conclure une rencontre rapidement, à faire un beau mariage. Parce que, alors, elle en parlera aux cousins, aux amis. Et ça va générer un nouveau trafic « , explique Thomas.

NON AU MARIAGE ARRANGÉ

Le succès de Mektoube a fait des émules. Brun, chemise noire à rayures blanches, Salim Bouiche donne rendez-vous à Neuilly-sur-Seine dans les locaux d’une société de services informatiques pour lesquels il travaille encore en free-lance, mais c’est dans sa petite maison de Saint-Denis qu’il a créé Meetarabic.com. « J’ai hésité entre Meetarabic et Meetislamic mais le second m’a semblé trop fort. On fait des sites qui nous ressemblent. Porter une grande barbe ne me correspondait pas. » Salim Bouiche sourit timidement : « Vous savez, nous cherchons juste à répondre à une demande. Dans la religion musulmane, avoir des relations hors mariage est interdit. Du coup, pour les jeunes, fonder une famille, est un passage obligé. Notre objectif est de les y aider. »

Salim Bouiche a l’air mélancolique et triste. Est-ce parce que, comme nombre de Maghrébins qui viennent sur ces sites, il a divorcé après deux ans de mariage ? Ou parce qu’il vient de perdre un coûteux procès contre Mektoube pour avoir utilisé le terme – faute d’orthographe comprise – dans sa page d’accueil ou ses tags ?

« Je suis jeune, maghrébin et à l’aise dans mes baskets », dit-il. Salim Bouiche ressemble à sa génération : ingénieuse et téméraire, opportuniste et moderne, bien décidée à gagner sa place au soleil sans pour autant couper les ponts avec la génération précédente.

« En quoi est-ce que le mariage religieux empêche la modernité ? s’interroge le psychanalyste Serge Tisseron. On remarque qu’il est d’une grande importance chez les jeunes d’aujourd’hui de trouver des rituels. Mais comment concilier rituel et liberté ? Pour les chrétiens, c’est un droit depuis un demi-siècle. Mais chaque culture va à son rythme. Internet permet d’introduire un peu de jeu dans les traditions, sans rompre complètement : « Je veux bien le mariage, mais pas arrangé. » C’est sacrément subversif de se marier religieusement avec quelqu’un qu’on a choisi. « 

Il y aurait deux façons, tout aussi fausses l’une que l’autre, de considérer l’émergence de ces sites islamophiles : la première serait de n’y voir que du prosélytisme caché, d’un repli sur soi insidieux ; la seconde, de stigmatiser un mercantilisme cynique faisant de l’islam non plus une communauté, une religion ou une culture, mais une cible marketing…

La vérité est autre : le monde bouge et Internet est devenu un moteur de ce mouvement. « L’être humain est partagé entre un désir de réciprocité, de communication, et un désir d’emprise, de contrôle, explique Serge Tisseron. Si on se sent en sécurité, on recherche l’échange. Si, au contraire, comme en ce moment, on se sent en insécurité, le besoin d’emprise prend le dessus. Or sur Internet, on est soumis à une énorme somme de propositions. Outil de liberté ? Certes, mais la liberté est très insécurisante… Alors l’être humain va succomber au désir d’emprise et se chercher des lieux rassurants, une communauté… »

Ce tropisme communautaire n’a pas échappé aux malins du Web. La société Phoenix Corp – dont l’adresse est celle du groupe Easyflirt.com – a ainsi lancé tout un tas de sites aux intitulés aussi drôles qu’inquiétants : Droite-rencontre.com (sous-titré : « On est déjà d’accord sur un point », avec une Marianne sexy mise en avant), même site en regard pour la France de gauche. Et leurs sous-groupes : Gay-droite.com, Gay-gauche.com… Puis, tant qu’on y est, outre la filière musulmane (Amourmaghreb.com), il y a les rencontres échangistes, les admirateurs des grosses, etc. Sans grand succès. C’est une notion de base : le communautarisme repose sur une communauté, pas seulement sur une idée marketing.

Aux Etats-Unis, le site Jdate (décliné en Jdate.fr en France) marche très fort avec la communauté juive. Jdream.fr, Leakir.fr ou Feujworld cherchent à lui emboîter le pas. En revanche, les tentatives de lancer des sites pour la population originaire d’Afrique noire se sont révélées des échecs en France. « Pour faire un site, il faut trouver un axe de rassemblement, un point de ralliement. Pour les musulmans, le lien c’est le mariage, et il faut que celui-ci ait lieu avec un musulman. Les Blacks, ils s’en foutent de se marier entre Blacks ! », décrypte avec enthousiasme Hatem Ahmed, le patron d’Inchallah.com, le petit dernier mais pas le moins gourmand des sites de rencontres entre musulmans. « Et il n’y a quasiment pas de sites catho ! Parce que pour les chrétiens aujourd’hui, le plus important ce n’est pas de se marier, c’est de ne pas être seul. »

Rond, brun, et heureux de vivre, Hatem Ahmed est né à Aubervilliers. Père électricien, mère couturière, il roule en BMW et a installé son équipe d’une douzaine de personnes dans de jolis locaux à Levallois, dans la « banlieue biz » au nord-ouest de Paris. « Ah, vous avez vu Salim, de Meetarabic ? On se connaît bien. On était au collège ensemble, on a fait maths sup et maths spé ensemble, et on s’est retrouvé à l’Ecole centrale… Mais Salim est devenu ingénieur télécoms et moi j’ai fait du e-commerce… C’est marrant qu’on se retrouve aujourd’hui sur le même marché. »

UN TOUT PETIT MONDE

C’est à se demander pourquoi un site de rencontres leur a paru nécessaire ! Tous partagent la même envie d’ascension sociale, le mythe du self-made-man, avec ordinateur portable et belle voiture. Marc Simoncini, le fondateur de Meetic, est leur héros.

 » Au bout de trois mois, Inchallah.com fait 20 000 visites jour, 13 000 visiteurs uniques, ce qui est excellent ! «  annonce Hatem Ahmed, en faisant basculer son siège en arrière d’un petit geste satisfait. « J’ai un fonds d’investissement qui me soutient, un fonds familial qui a gagné de l’argent dans l’immobilier, et qui me fait confiance pour le Net. Le calcul est assez simple : il y a plus de 5 millions de musulmans en France, et 50 % d’entre eux ont moins de 24 ans… Donc susceptibles d’avoir envie de se marier. C’est un vrai marché. Parmi eux, une grosse partie hypermoderne, bien intégrée, mais pour laquelle fonder un foyer dans le cadre de l’islam est non négociable. Tu fais des études sympas, des boulots modernes, mais après, tu te maries dans ta communauté. «  Comme lui.

Parce qu’ils ne jugent pas, parce que – intérêts marchands obligent – ils ne plaident ni pour l’idéal républicain ni pour un particularisme religieux, les sites de rencontres racontent la société maghrébine française telle qu’elle est. « Une double culture, entre modernité et tradition, qui est notre vraie particularité », résume Hatem en lissant ses cheveux noirs brillants.

Car tout businessmen qu’ils sont, soucieux de ne pas donner une image publique qui pourrait nuire à leurs affaires, nos masters du Web redeviennent, sitôt la parole libérée, les traducteurs empathiques d’une société en mutation, la leur. « L’autre jour j’ai entendu une femme chef d’entreprise dire à la radio : “Pour mettre le niqab, il faut être simple d’esprit”, s’agace Hatem. C’est incroyable de dire des choses pareilles. On peut ne pas être d’accord, mais on ne peut pas dire ça ! Du coup, les musulmans se sentent attaqués, voient le discrédit jeté sur eux alors qu’ils bossent comme tout le monde et vivent leur foi chez eux. Ils ont envie de se retrouver entre eux et de se dire salam aleikoum sans qu’on les regarde de travers. « 

Du haut de leur vingt-deuxième étage de la tour Pleyel, Laouari et Thomas se marrent. Pour leur nouveau slogan, ils ont détourné une déclaration de Brice Hortefeux : « Quand il y en a un, ça va. Quand il y en a 400 000, c’est mieux ! »

En chiffres

4,9 millions de Français se connecteraient chaque mois sur un site de rencontres en ligne. (Source : Guide-sites-rencontres.fr) 290000 visiteurs uniques par mois surfent sur Mektoube.fr. Ils sont 160 000 sur Inchallah.com et 44 000 sur Meetarabic.com. Jdate.fr rassemble 29 000 célibataires juifs par mois.
Loin devant ces sites communautaires, Meetic.fr attire 3,5 millions de visiteurs uniques par mois. (Estimation ; source : Doubleclick Ad Planner by Google.).

Source: Le Monde.fr