Un tour de vis très Net : le filtrage du Web

En France, sous couvert de lutte contre le téléchargement illégal et contre la pornographie enfantine, deux lois (Hadopi et Loppsi 2) sont venues coup sur coup entamer le principe d’un Internet neutre et autorégulé. Mais qu’en est-il ailleurs ? Des propositions en cours aux lois votées, nous vous proposons un tour du monde des mesures de filtrage et de contrôle des contenus. Second volet : le filtrage de l’accès à Internet.

La volonté de réguler Internet, sous couvert de le « sécuriser », fait l’objet de nombreuses attentions. Les démocraties du monde entier s’attachent depuis quelques temps à bloquer l’accès à des sites, en collaboration ou non avec les fournisseurs d’accès à Internet (FAI). En toile de fond, c’est la neutralité du Net qui est remise en question. La France a adopté le 16 février le projet de loi de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi 2). L’un des volets de ce texte a pour objectif le bloquer l’accès aux sites pédo-pornographiques après décision d’un juge. Pendant ce temps, 39 pays, dont la France, négocient secrètement l’Acta, un traité qui rendrait les différents intermédiaires techniques (fournisseurs d’accès, hébergeurs, éditeurs de services) responsables pénalement des contenus. En omettant volontairement les censures politiques de pays aux gouvernements autoritaires, effectuons un tour du monde des tentatives de filtrage.

Filtrage obligatoire

L’Italie a été le premier pays européen à mettre en place un filtrage contre la pédo-pornographie. Un décret a été ratifié en 2007 obligeant les FAI à bloquer les sites repérés par la police. Ce « Child exploitation tracking system » repose sur une liste noire (de moins de 1 000 noms de domaine) et une base de données fournie (gratuitement) par Microsoft, qui aide les enquêteurs à tamiser les sites Web et les communications électroniques suspects. Les sites de partage de fichiers sont également dans le collimateur du filtrage italien. Après plusieurs procédures, la justice italienne a ordonné, il y a quelques semaines, le blocage de l’accès à The Pirate Bay. Autre atteinte à la neutralité du Net, et pas des moindres, un décret, qui a fait grand bruit au début de l’année : désormais, une autorisation auprès du ministère italien des Communications est obligatoire pour « diffuser et distribuer sur Internet des images animées, accompagnées ou non de son ». Une démarche vivement critiquée, qui rappelle ce qui se fait en Corée du Sud.

Filtrage volontaire des FAI

Si, en France, les FAI s’opposent à la régulation, ceux de plusieurs autres pays n’ont pas rechigné à coopérer. Le 23 novembre 2006, le gouvernement du Canada s’accordait avec neuf FAI autour du projet « Cleanfeed Canada ». Il intègre la participation d’un association pour la défense des enfants reconnue par le gouvernement, Cybertip.ca. Cette dernière collecte les signalements relatifs à des sites Web pouvant contenir des images pédo-pornographiques et réalise des rapports transmis aux autorités judiciaires. Les adresses des sites sont ensuite distribuées aux FAI. La liste noire compte aujourd’hui près de 8 600 URL.

Le Royaume-Uni est l’un des pays les plus partisans du filtrage. En novembre 2006, cinq des plus importants FAI ont volontairement, sans obligation légale, pris des mesures pour bloquer l’accès aux sites pédo-pornographiques. Quelques FAI, minoritaires, ne souhaitent toujours pas coopérer, mettant en doute l’efficacité du blocage. La liste noire est gérée par l’IWF (Internet Watch Foundation), citée comme l’autorité de référence dans la lutte contre la pédo-pornographie. Depuis sa création, en 1996, l’IWF est financée par l’UE et par l’industrie de l’internet, y compris les FAI et les opérateurs mobile. La liste contient moins de 1 000 URL, est actualisée deux fois par jour et envoyée aux FAI, qui l’injectent dans leur dispositif de blocage. La liste est également distribuée à Google. Le filtrage anglais s’étend également à la lutte contre la diffusion sur Internet d’images criminelles à caractère obscène et de contenus appelant à la haine raciale. Des problèmes sont néanmoins apparus. Quand des images se trouvent sur la page d’accueil d’un site, c’est tout le site qui est bloqué. Ainsi, quand l’IWF a souhaité empêcher l’accès à la pochette de l’album de Scorpions Virgin Killer, qui illustrait un article de Wikipedia, c’est toute l’encyclopédie en ligne qui a été touchée. Un risque qui fait écho à une autre anecdote : quand le gouvernement pakistanais a censuré YouTube, l’impact a été international. Pendant des heures, le site de vidéos en ligne a été inaccessible dans le monde entier.

L’IWF est également utilisée par la République Tchèque et par le Chili, premier pays latino-américain à avoir créé un système de filtrage des sites pédo-pornographiques en 2008.

Dans les pays nordiques, les FAI se sont même organisés entre eux. Chacun à son tour, la Norvège, la Suède, la Finlande et le Danemark ont mis en place le filtre CSAADF (Child Sexual Abuse Anti Distribution Filter). Ils ont estimé que cela rentre dans leur rôle d’entreprises responsables au service de leurs clients. La connexion au site est redirigée vers une page d’avertissement, accompagnée du sigle de la police. En revanche, concernant le téléchargement illégal, le FAI norvégien Telenor a refusé de bloquer l’accès au site de partage de fichiers BitTorrents The Pirate Bay. La police suédoise avait également menacé, en 2007, de filtrer l’accès aux sites de BitTorrents, sans conséquence. Il y a un an, la liste noire danoise, soumise au contrôle d’une association pour la protection des enfants, concernait près de 4 000 sites. Elle n’est que de 1 000 noms de domaine en Suède, et un peu moins pour la Norvège. En Finlande, la liste est établie par la police et soumise à contestation : d’après une association, la majorité des pages concernées seraient uniquement pornographiques.

Filtrage prévu

L’Australie est considérée comme le pays le plus entreprenant en matière de filtrage. Quand bien même rien n’a encore été mis en place, car le gouvernement australien compte présenter son projet de loi au cours de l’année. Mais, en 2009, les autorités ont mené des tests à partir d’une liste confidentielle de 1 370 sites. La loi permettrait également d’étendre le filtrage à d’autres sites, au choix des internautes (on pense aux parents). La cible n’est d’ailleurs pas seulement la pédo-pornographie mais également l’incitation au terrorisme, l’apologie des drogues et la « violence excessive ». Des inquiétudes concernent les dommages collatéraux, comme le ralentissement du débit du Net ou le blocage de sites inoffensifs. En effet, un rapport universitaire – Untangling the Net, The scope of content caught by mandatory Internet filtering – conclut que des sites favorables à l’euthanasie, des extraits de Lolita, de Nabokov, ou même un sondage sur les cantines scolaires sont inclus dans le filtrage. D’après Wikileaks, cité par The Guardian, la liste contient des sites pornographiques légaux et des sites consacrés au poker. En fait, seuls 674 des 1 370 de la liste présentent bien un caractère pédo-pornographique. Parmi les opposants au projet, on trouve notamment deux associations pour la protection des enfants (Save the Children et le National Children’s & Youth Law Centre). D’après elles, il vaudrait mieux pourchasser les pédophiles plutôt que d’utiliser un filtrage jugé inefficace. En guise de protestation, des internautes ont organisé un blackout du Web australien, et une opération « Tempête de seins » (consistant à attaquer des sites gouvernementaux) a même été organisée. Dans la même veine, l’Etat d’Australie du Sud interdit depuis le 6 janvier aux internautes « de publier, durant la période électorale, des écrits ou des commentaires sur un candidat, un parti ou les sujets débattus durant l’élection, dans un journal publié sur Internet, sur le site d’une radio ou d’une télévision à moins qu’il ne donne son nom et son adresse ».

Inspiré par le voisin australien, le ministère de l’Intérieur de Nouvelle Zélande lancera à la fin du mois le « Digital Child Exploitation Filtering System ». Un filtrage « en réponse à la demande de la communauté » pour qu’Internet « soit plus sécurisé ». La page bloquée affichera un message mentionnant l’illégalité du site. Contrairement à l’Australie, le filtrage ne reposera sur aucune loi, ne concernera que la pédo-pornographie et ne sera soumis à aucune obligation de coopération avec les FAI. Le gouvernement a testé une liste de 7 000 noms de domaine pendant les deux années passées.

Filtrage en attente

Aux Etats-Unis, la lutte contre la cyber-pornographie enfantine a commencé en 2000, date à laquelle une loi a été promulguée pour un filtrage dans les écoles et bibliothèques. Depuis, aucune filtrage à l’échelle nationale n’a pu être mis en vigueur. Même si les autorités semblent enclines à bloquer l’accès aux sites de téléchargement illégal. Pourtant, le filtrage des sites pédo-pornographiques faisait partie d’un amendement au projet de loi sur la relance économique présenté l’année dernière. Il y a un mois, le Sénat a refusé de voter cet amendement. Sans doute parce que Barack Obama avait fait de la neutralité du Net un des thèmes de sa campagne.

Aux Pays-Bas, l’Etat a montré son envie de légiférer, mais n’a pas réussi à disposer du droit constitutionnel pour imposer ses directives. Cela reste une initiative dépendant du volontariat des FAI. Pour le moment, seuls deux FAI mineurs ont mis en place le filtrage. Avec une liste gérée par la police mais qui ne concerne que 150 sites néerlandais. De plus, la police a jugé que les efforts pour garantir l’utilité de cette liste étaient démesurés.

L’Allemagne, enfin, est indécise. Le 28 novembre dernier, Horst Köhler, président allemand, avait mis un terme aux tergiversations gouvernementales : le filtrage du Web n’aurait pas lieu. Si une loi intitulée « Internet Restriction Act » avait été votée cinq mois plus tôt en accord avec les FAI, le gouvernement a progressivement reconnu que la démarche était caduque. Les raisons invoquées : l’inefficacité technique à empêcher l’accès aux pédophiles et le risque de « surblocage », c’est-à-dire le fait de bloquer des sites « innocents ». Plusieurs rapports avaient en effet assuré que la liste noire, qui était fournie quotidiennement par la police criminelle, contenait moins de 2 % de sites pédo-pornographiques. Finalement, et bien qu’un groupe de travail ait été formé pour réfléchir à l’autorégulation, un nouveau texte, cette fois signé par le président, a été présenté en février. La différence étant la suppression des sites plutôt que le blocage de l’accès. Passage devant le Parlement à venir. A noter, enfin, que le pays avait déjà adopté un « code de bonne conduite » pour retirer des recherches Google les sites « illégaux ».

Source: Telerama.fr
Auteur: Sophie Baconnet et Antoine Mairé