Des noms de domaine en « .p2p » à l’abri du pouvoir judiciaire ?

Alors que les Etats sont de plus en plus nombreux à demander aux FAI de bloquer des noms de domaine, pour des motifs politiques ou juridiques, une communauté d’internautes s’organise pour créer une extension de noms de domaine très difficiles à censurer. L’accès aux sites en « .p2p » serait en effet géré par un système DNS presque entièrement décentralisé. Explications.

Ces dernières semaines, l’activité des autorités américaines a ranimé beaucoup d’inquiétudes sur la facilité avec laquelle les gouvernements peuvent contrôler les noms de domaine, pour fermer l’accès à des sites Internet jugés illicites. La polémique a débuté avec la proposition de loi COICA présentée au mois de septembre par le Sénat, qui doit donner aux autorités le pouvoir de fermer les noms de domaine déposés auprès de registrars américains, ou d’ordonner aux FAI qu’ils bloquent l’accès aux domaines étrangers, si les sites qui les exploitent violent des droits de propriété intellectuelle. Mais sans attendre l’adoption du COICA, les autorités ont déjà saisi plus de 70 noms de domaine de sites désormais inaccessibles dans le monde entier.

C’est donc en réaction qu’est né ces derniers jours le projet Dot-P2P, soutenu notamment par l’ancien porte-parole de The Pirate Bay, Peter Sunde. Il vise à créer un « système DNS ouvert, gratuit et décentralisé« , inspiré pour son fonctionnement du protocole BitTorrent. L’objectif final étant de créer des noms de domaine totalement intouchables par le pouvoir judiciaire et politique.

Depuis 1998, le système de gestion des noms de domaine est opéré par l’ICANN, une association à but non lucratif sous contrat avec le Département au Commerce américain. Via l’IANA, l’ICANN administre 13 serveurs DNS racines, et délègue la gestion de l’essentiel des noms de domaine de premiers niveaux (TLDs) à la société américaine VeriSign (.com, .net, .org, …), et à tous les organismes chargés des noms de domaine nationaux (l’AFNIC pour le .fr). Le tout forme un système hiérarchique. Numerama déclare à son registrar « le bon routage » vers tous ses sous-domaines *.numerama.com ; le registrar déclare à VeriSign le bon routage vers le domaine Numerama.com, et VeriSign déclare à l’ICANN le bon routage vers son serveur dédié au .com.

C’est le rattachement ultime de l’ICANN à l’administration américaine qui a fait dire au député UMP Jacques Myard que « si vous connaissiez Internet, vous sauriez que les DNS sont sous souveraineté américaine« , et lui a donné l’idée saugrenue de « nationaliser Internet ». C’était très exagéré, puisqu’absolument personne n’a l’obligation de croire que le « bon routage » qui a été déclaré est nécessairement juste et honnête. La pyramide ne tient que parce qu’il existe une relation de confiance à tous les étages, mais cette confiance peut être rompue à tout moment. Même dans le cas hautement improbable où les Etats-Unis décidaient de prendre le contrôle de l’ICANN et d’imposer ses règles aux gestionnaires de domaines de premier niveau, rien n’empêcherait que les autres Etats décident de ne plus faire confiance aux serveurs racines de l’ICANN, et de se reposer sur des alternatives.

Le risque mis en exergue par le COICA n’est pas celui de la dépendance du web aux autorités américaines, mais celui du pouvoir que peut s’arroger en interne chaque pays sur les différents acteurs qui gèrent les maillons de la chaîne du DNS, en particulier les FAI et les registrars. D’où l’idée de créer un TLD intouchable, le « .p2p ».

Pour s’assurer qu’ils ne puissent faire l’objet d’aucune censure, les registres qui associent une adresse IP à un nom de domaine .p2p ne seraient pas gérés comme d’ordinaire par des autorités publiques ou privées, soumis à des lois, mais de manière fortement décentralisée. Chaque internaute qui souhaite accéder à un site en « .p2p » devra installer une application P2P qui ne partage pas des fichiers, mais une base de données sécurisée de noms de domaine associés à leur adresse IP respective.

Reste un problème de taille à résoudre : comment gérer l’enregistrement des noms de domaine en .p2p ? Il n’est pas possible ici de se reposer sur un système automatisé et décentralisé. Il faut une autorité de confiance, qui prend en charge les demandes de réservation de noms de domaine, gère les conflits, publie les modifications au registre, etc, mais qui ne soit pas pour autant sous la juridiction d’un Etat. Le projet le plus avancé à ce stade serait de confier cette mission à la communauté OpenNIC, une organisation sans personnalité juridique qui administre déjà des TLD non reconnus par l’ICANN (.bbs, .free, .geek, .indy,…). Les décisions y sont prises collectivement, ou par un administrateur élu par la communauté OpenNIC.

Selon le projet d’accord publié sur le wiki d’OpenNIC, pour réserver un domaine en .p2p, il faudra être d’abord propriétaire du même nom avec un autre TLD (par exemple nous pourrions avoir Numerama.p2p parce que nous possédons Numerama.com). Si cette condition est remplie, l’enregistrement sera gratuit.

Source: Numerama