En 1996, Microsoft a racheté le domaine Slate.com à un certain John Slate. Lorsque le Web n’en était qu’à ses balbutiements, cela payait d’avoir son propre nom de domaine en .com. Pourquoi? Quand vous mentionnez le nom propre slate dans une conversation, il peut s’agir d’un restaurant dans le Maine; un designer de meubles dans l’Illinois; une espèce particulière de dinde; une salle privatisable à New York; le journal des étudiants de l’université de Shippensburg, en Pennsylvanie; ou bien un webzine fondé par Microsoft. Grâce au contexte, les humains comprennent rapidement à quoi vous faites référence; pas les ordinateurs.
Dans notre exemple, le premier à acheter le domaine Slate.com verrait donc son trafic décuplé grâce aux internautes à la recherche de tous ces autres slates. Ces analogies ont fait exploser le nombre de procès autour des noms de domaine au cours de ces dernières années, et par la même occasion vu émerger des petits malins cherchant à abuser du système. On les appelle les «cybersquatteurs». Il fut un temps où ils pouvaient se faire beaucoup d’argent en achetant des domaines portant le nom de multinationales aux poches pleines de billets, et en leur revendant ensuite à prix d’or. (Ce que ne fit pas John Slate, puisque les avocats de Microsoft l’approchèrent sans révéler le nom de leur employeur).
Contre les cybersquatteurs
Mais l’ICANN, l’organisation privée chargée de la gestion des noms de domaine, affirme avoir trouvé un moyen de se débarrasser de ces parasites. Fin juin, ils ont voté la création de nouvelles adresses Web se terminant autrement que par les classiques .com, .org, .net, ou n’importe lequel des suffixes spécifiques à chaque pays. Lorsque cette décision prendra effet à la fin de l’année, les entreprises, les municipalités et toutes les organisations importantes pourront acheter un nom de domaine qu’elles auront elles-mêmes choisi. La ville de New York pourra donc acheter son propre suffixe; on visiterait alors Police.nyc ou Pompiers.nyc, et pour contacter Michael Bloomberg, on adresserait nos mails à Maire@mairie.nyc. De même, une société comme Twitter pourrait acheter .twitter et permettre ainsi à ses utilisateurs d’accéder plus rapidement à leur page – Fmanjoo.twitter au lieu de Twitter.com/fmanjoo. Et même si l’ICANN a l’intention d’interdire certains suffixes parmi les plus rentables pour des raisons morales, l’industrie pornographique pourra toujours mettre la main sur un paquet de noms de domaines, comme .xxx ou .2girls1cup.
L’ICANN justifie sa démarche en affirmant que ces nouveaux suffixes descriptifs réduiront les risques de confusion: Slate, le designer de meubles dans l’Illinois aura la possibilité d’acheter Slate.illinois ou encore Slate.meubles, séparant ainsi clairement son identité numérique de celle du webzine du même nom. Et alors même que le cybersquattage est déjà interdit par les différentes législations sur les marques dans de nombreux pays, y compris aux États-Unis, l’ICANN promet un sytème de vérification pour empêcher les voyous d’acquérir des domaines qui ne leur reviendraient pas de droit. Par exemple, seul Facebook aura le droit d’acheter .facebook, et si quelqu’un décide de réserver Slate.webzine, les avocats de Slate pourront faire fermer le site en un quart de seconde.
Navigateurs intelligents
Hélas, le projet imaginé par l’ICANN arrive cinq ans trop tard – actuellement, le cybersquattage n’est plus vraiment un problème. Et puis le plan de l’ICANN sent l’arnaque: vendre des domaines très demandés à prix d’or, souvent des dizaines de milliers de dollars, ça a l’air plutôt malin, sauf que de nos jours, les noms de domaine ne sont plus si importants que ça. Comme nos navigateurs sont plus intelligents que dans les années 1990, ils savent à peu près nous diriger correctement lorsqu’on tape un nom qui peut aboutir à différents résultats. Si vous êtes un habitué de Slate, la salle privatisable, et que vous visitez régulièrement leur site, il suffit de taper S-L-A dans la barre d’adresse et vous obtenez une liste déroulante où vous trouverez votre bonheur. Ce Slate-ci serait bien stupide de dépenser des sommes astronomiques pour acheter Slate.party.
Qui plus est, de plus en plus de gens abandonnent la barre d’adresse au profit des moteurs de recherche. Comment les gens arrivent-ils sur Match.com? Selon des spécialistes du trafic Web, ils tapent Match.com dans Google. Sont-ils complètement idiots? Au contraire: c’est compliqué de se souvenir de l’adresse exacte d’une entreprise (General Motors, c’est GM.com ou GeneralMotors.com ou General-Motors.com?), et ça va bien plus vite de laisser Google chercher à notre place. La barre d’adresse de Chrome, le navigateur de Google, est 2-en-1, permettant ainsi d’effectuer une recherche comme on taperait une adresse Web. Plus besoin de se souvenir de l’URL ultra longue du blog de Josh Marshall (Talkingpointsmemo.com); il suffit de taper josh marshall dans la barre, et Chrome affiche alors la première page des résultats Google.
Des URL désinvoltes
Évidemment, les cybersquatteurs n’ont pas pour autant mis un terme à leur business lucratif, et selon les experts commandités par l’ICANN (PDF), les conflits autour des noms de domaine ont même augmenté ces derniers temps. En attendant, on voit de plus en plus de sites prendre des risques quant au choix de leur URL: le royaume des lolcats Icanhascheezburger.com, ou encore le site de social-bookmarking Del.icio.us (qui a d’ailleurs récemment changé son adresse pour Delicious.com). Tout cela suggère une certaine désinvolture; une URL très longue ou à l’orthographe peu conventionnelle n’est plus un handicap puisque de toute façon, les gens qui la cherchent la trouveront.
Et en ce qui concerne les cybersquatteurs, ils ont maintenant d’autres terrains de jeu à leur disposition: les réseaux sociaux. Comme ceux-ci sont devenus les plus grosses propriétés Web, il est dorénavant bien plus important de posséder sa propre identité sur Facebook ou Twitter que d’avoir un chouette nom de domaine. Facebook a récemment donné à ses utilisateurs la possibilité de créer leur «vanity URL», – www.facebook.com/farhad.manjoo, par exemple – sur le principe du premier arrivé, premier servi. Résultat, les internautes se sont jetés dessus, réservant plus de 500 adresses par seconde. Twitter quant à lui est devenu le paradis des imposteurs. Le site a dû fermer des dizaines de faux-comptes se faisant passer pour Exxon Mobil, Kanye West et même ma collègue Emily Bazelon. Twitter a promis d’être plus vigilant à l’avenir, et va sûrement trouver un moyen efficace de lutter contre les poseurs. Mais comme le site a le contrôle absolu des noms choisis par ses utilisateurs, il peut régler un problème de cybersquattage bien plus rapidement que lorsqu’il s’agit de noms de domaine, gérés eux par des milliers de sociétés à travers le monde.
Cela dit, ces impostures ne mènent pas à grand chose, et ce même si Twitter n’avait pas décidé de prendre les choses en main. L’année dernière, quelqu’un a créé un compte et commencé à tweeter sous le nom de Shaquille O’Neal. Quand le vrai Shaquille a eu vent de cette histoire, il n’a pas proposé à l’imposteur de lui racheter le compte, il en a simplement ouvert un autre, The Real Shaq, et remis les pendules à l’heure. Tout le monde se fiche que Shaq n’ait pas son propre nom sur Twitter; quand on cherche Shaq Twitter dans Google, le premier résultat c’est The_Real_Shaq (il a plus d’un million et demi de followers). On devrait tous suivre son exemple: ne jamais, jamais payer pour un nom d’utilisateur ou un nom de domaine.
source Slate.fr
auteur : Farhad Manjoo (traduit par Nora Bouazzouni)