Le vétéran est dissident. Louis Pouzin est généralement décrit comme le grand-père d’Internet. C’est lui qui, en inventant au début des années 70, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), le datagramme, un bloc de données qui contient l’information nécessaire pour son déplacement, a posé les jalons du protocole TCP/IP (Transmission Control Protocol / Internet Protocol) à la base de l’Internet que nous connaissons aujourd’hui. Et pour ce scientifique de 75 ans, ce réseau est certes «obsolète», mais son éradication, préconisée par d’autres pionniers d’Internet, est tout simplement irréaliste.
«Ce serait comme se débarrasser de tous les rails de chemin de fer pour partir un nouveau réseau, lance-t-il à l’autre bout du fil. D’un point de vue technique, ce serait la solution la plus simple, mais malheureusement, elle n’est pas réalisable d’un point de vue purement pratique.»
Alors? Laissant les projets de destruction à des «nostalgiques» qui «aimeraient bien refaire ce qu’ils ont fait dans leur jeunesse», Pouzin appelle plutôt à des changements en profondeur de ce vaste réseau afin de lui permettre de mieux faire face à son avenir. Et ce, en corrigeant deux failles majeures, selon lui: non seulement la sécurité déficiente de cette toile de serveurs répartis partout sur la planète mais aussi — et surtout — le manque de multilinguisme de ce réseau dont l’architecture parle une seule langue, elle-même loin d’être la plus courante sur la planète: l’anglais.
«Internet a été conçu par des Anglo-Saxons et pensé dans leur propre langue, a-t-il expliqué au Devoir cette semaine. Ce réseau est profondément anglophone, et il le prouve en imposant [dans la construction des adresses pour circuler sur le Web, par exemple, mais pas dans les contenus qui, eux, peuvent s’exprimer dans toutes les langues] des jeux de caractères» qui ne font pas l’affaire de tous.
Les Chinois, idéogrammes obligent, sont au nombre de ces mécontents. Et ils l’ont d’ailleurs vertement exprimé en 2006 en décidant de ne plus suivre les règles des noms de domaine (les adresses http, aussi appelées DNS, pour Domain Name System) imposé par le réseau et surtout contrôlé par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), un organisme… américain. «Les DNS ont un handicap politique important», souligne-t-il.
L’empire du Milieu dispose désormais de son propre système de gestion des noms de domaine — le .bj pour Beijing et le .sh pour Shanghaï en font partie — afin de relier les adresses de ses sites aux numéros IP qui leur correspondent. Et cette sécession n’est sans doute pas la dernière, croit M. Pouzin, qui préside désormais le Native Language Internet Consortium, une association basée en Corée du Sud et qui, pour l’avenir, rêve de mettre plus d’accents sur la Toile. «C’est dans l’ordre normal des choses, dit le scientifique. Les anglophones représentent 10 % de la population mondiale, leur hégémonie sur Internet doit donc prendre fin. Ce réseau doit être adapté à toutes les langues du monde, y compris celles qui sont non écrites et pour lesquelles Internet va devoir traiter davantage la voix à l’avenir.»
Le changement de ton est nécessaire, autant pour les Chinois et pour les Thaïlandais et leurs symboles linguistiques particuliers que pour les accents graves de la francophonie ou les points d’interrogation à l’envers des Espagnols, qui, en entrant dans l’architecture et dans les mode de fonctionnement de la Toile, permettraient du même coup des interactions plus «naturelles» avec le réseau, croit Louis Pouzin. «Les histoires d’http, c’est ridicule du point de vue de l’utilisateur, dit-il. Et nous allons travailler pour que ce système soit bientôt en voie de disparition.»
Cela ne devrait d’ailleurs pas tarder à arriver, selon lui. «La suprématie américaine sur les technologies donne aujourd’hui l’impression d’être à son summum, dit Louis Pouzin. Donc, elle est forcément au début de son déclin.»
Source LeDevoir.com