Monétisation de l’immatériel : les noms de domaines (4/9)

Conférence à l’Atelier Internet de l’ENS,
Paris, lundi 12 novembre 2007
par Charles Simon

Glissement progressif du désir ou Emergence d’un marché

C’est ce glissement dans la façon dont les noms de domaine sont perçus qui les ont rendus ‘ désirables ‘. Quand les noms de domaine ne devaient être que des branches d’un arbre étendu, leur désirabilité était faible voire nulle. Le nom mockapetris.isi.edu n’est ni plus ni moins désirable que machin.truc.bidule.chose.com. Dès lors cependant que les nouveaux utilisateurs de l’internet interprètent les noms de domaine, particulièrement de 2e niveau, comme de purs signifiants identifiant un service, un intérêt se développe pour leur réservation. Un nom tel que sex.com est par exemple à même de drainer un public par son seul pouvoir évocateur, au contraire de mockapetris.isi.edu. La possession du premier de ces deux noms de domaine est donc désirable en soi [10] d’autant qu’elle ne peut être partagée.
On fixe habituellement la date à laquelle ‘ l’internet ‘ devient un phénomène public au 9 août 1995, jour de l’introduction en bourse de Netscape, l’éditeur du premier navigateur web grand public [11]. Deux mois auparavant, les 19 et 30 juin 2005, Network Solutions Inc (NSI), la société qui gérait le .com, le .net et le .org sous la supervision du Fonds national de la Science (NSF) américain, avait cependant déjà demandé à pouvoir collecter une redevance sur l’enregistrement de noms de domaine de second niveau. Jusqu’alors, l’enregistrement était gratuit. Le 13 septembre 1995, un mois après l’introduction en bourse de Netscape, le NSF donne son accord [12] et le nombre de noms enregistrés explose, augmentant de 155% en six mois [13]. La redevance était de cent dollars américains pour les deux premières années d’enregistrement, de cinquante pour les années suivantes. Un marché est né, celui de l’enregistrement des noms de domaine de 2e niveau. A ce stade, il est cependant encore au mieux embryonnaire puisque NSI bénéficie du monopole sur l’enregistrement. Ce n’est que quatre ans plus tard que cette rente de situation sera cassée sous la pression du gouvernement américain et qu’un marché véritablement concurrentiel pourra se développer.
A la mi 1997, l’administration Clinton exprime la volonté de privatiser et d’internationaliser la gestion de certains aspects de l’opération technique de l’internet [14]. Ayant financé le développement des technologies à l’origine de l’internet, le gouvernement américain contrôle en effet un certain nombre de fonctions ‘ centrales ‘ permettant à l’internet de fonctionner, notamment la création de nouveaux noms de domaine de 1er niveau et la délégation de leur gestion. Fin 1998, il sélectionne un organisme à but non lucratif de droit privé californien nouvellement créé, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann) [15], afin de gérer ces questions. Un an plus tard, NSI signe un accord qui permet à des personnes accréditées par l’Icann d’enregistrer des noms de domaine de 2e niveau sous les .com, le .net et le .org [16]. C’est l’apparition de la dichotomie aujourd’hui classique entre les fonctions de registre (registry) et de bureau d’enregistrement (registrar). Un marché concurrentiel peut enfin se développer. Le registre gère le nom de domaine de 1er niveau, les bureaux d’enregistrement enregistrent auprès du registre des noms de domaine de 2e niveau pour le compte de leurs clients.

L’univers concurrentiel autour des noms de domaine de 2e niveau

De 50 dollars en décembre 1998, le coût annuel pour l’enregistrement d’un nom de domaine de 2e niveau sous le .com passe à un peu moins de 9 en décembre 2002. Dans le même temps, NSI qui assure toujours la fonction de bureau d’enregistrement à côté de celle de registre voit sa part fondre de 100% du marché de l’enregistrement à 29% [17]. En 2007, cette part est de moins de 10%, NSI gérant environ 5 millions de noms de domaine de 2e niveau contre quelques 13 millions pour Go Daddy, le plus important bureau d’enregistrement à l’heure actuelle [18] .
Le marché des noms de domaine est aujourd’hui mâture. Il se structure autour de 21 noms de domaine de premier niveau dits ‘ génériques ‘ (gTLDs pour generic Top Level Domains) [19] tel le .com, le.org ou le .biz et de 250 noms de domaine de premier niveau dits ‘ géographiques ‘ (ccTLDs pour country code Top Level Domains) [20] tel le .fr, le .uk ou le .jp. Plus de 898 bureaux d’enregistrement accrédités par l’Icann se répartissent les enregistrements de 138 millions de noms de domaine de second niveau [21].
A première vue, il s’agit d’un marché étroit. L’enregistrement d’un nom de domaine ne coûte que quelques dizaines d’euros par an, le marché des noms de domaine ne pèse donc a priori qu’au plus quelques milliards d’euros par an au niveau mondial. C’est cependant méconnaître le paradoxe à la base de l’économie des noms de domaine : l’écart entre valeur nominale et valeur symbolique d’un nom de domaine.

Notes

[10] Cette possession a d’ailleurs donné lieu dès 1995 à une violente bataille juridique. Un escroc, Stephen Cohen, avait en effet subtilisé le nom de domaine sex.com à son titulaire légitime, Gary Kremen. Cf. le livre de Kieren McCarthy, ancien collaborateur du site satirique anglais The Register, spécialisé dans les technologies : McCarthy (K.), Sex.com, Quercus Publishing, Londres, 2007, http://sexdotcom.info.
[11] Kelly (K.), We are the Web in Wired, août 2005, http://www.wired.com/wired/archive/13.08/tech.html. Shinal (J.), Netscape: The IPO that launched an era in Market Watch, 5 août 2005, http://www.marketwatch.com.
[12] Amendment 4 to Cooperative Agreement Between NSI and U.S. Government, 13 septembre 1995, http://www.icann.org/nsi/coopagmt-amend4-13sep95.htm.
[13] Entre septembre 1995 et mars 1996, le nombre de noms de domaine enregistrés sous les .com, .org, .net, .edu, and .gov est passé de 120 000 à 306 000 et a atteint le million le 6 mars 1997, cf. Rickard (W.), It’s AlreadyTaken.com in On the Internet: Public Policy Issue, mai-juin 1997, http://www.isoc.org/oti/articles/0597/rickard.html.
[14] Voir à ce sujet les documents suivants :
– Maison Blanche, Framework for Global Electronic Commerce, 1er juillet 1997, http://www.technology.gov/digeconomy/framewrk.htm;
– National Telecommunications and Information Administration (NTIA), A proposal to improve technical management of internet Names and Addresses, Discussion Draft, 30 janvier 1998, http://www.ntia.doc.gov/ntiahome/domainname/dnsdrft.txt;
– NTIA, Proposal to improve technical management of internet Names and Addresses, Proposed Rule, 20 février 1998 (document plus connu sous le nom de Green Paper), http://www.ntia.doc.gov/ntiahome/domainname/022098fedreg.txt;
– NTIA, Management of internet Names and Addresses, Statement of Policy, 5 juin 1998 (dit White Paper), http://www.ntia.doc.gov/ntiahome/domainname/6_5_98dns.htm.
[15] Memorandum of Understanding (MoU) between the U.S. Department of Commerce and the Corporation for Assigned Names and Numbers, 25 novembre 1998, http://www.icann.org/general/icann-mou-25nov98.htm.
[16] Amendment 19 to Cooperative Agreement Between NSI and U.S. Government, 10 novembre 1999, http://www.icann.org/nsi/coopagmt-amend19-04nov99.htm.
[17] Chiffres communiqués par Paul Twomey en juin 2003 lors d’une réunion de l’association EuroCIO (http://www.eurocio.org).
[18] VeriSign, Registry Operator’s Monthly Report, mai 2007, http://www.icann.org/tlds/monthly-reports/com-net/verisign-200705.pdf.
[19] http://www.iana.org/gtld/gtld.htm. Le site de Iana ne liste que 20 gTLDs. Le vingt-et-unième est le .arpa qui est utilise pour certaines fonctions techniques.
[20] http://www.iana.org/root-whois/index.html.
[21] VeriSign, The VeriSign Domain Report, août 2007, http://www.verisign.com/static/042726.pdf

(à suivre)

Source CawAilleurs, le Cawa d’AdmiNet City

  • Post category:marketing